Les paradigmes en sociologie
En sociologie, il existe différentes manières d'aborder la réalité sociale. Ces différentes perspectives vont se rejoindre dans la construction d'objets de recherche similaires, le développement de démarches de recherche identifiées ainsi qu'une terminologie commune. Cependant, se sont succédés et aujourd'hui se côtoient divers modèles de recherche, de traditions de pensée ou de problématiques générales. C'est ce qu'on appelle les paradigmes. Ils évoluent entre deux pôles principaux : le paradigme déterministe et le paradigme interactionniste. Chacun de ces paradigmes propose un regard sur la réalité sociale, privilégiant la structure sociale pour le paradigme déterministe, l'individu pour le paradigme interactionniste. Au centre, la question du conflit dans les rapports sociaux est discutée.

Le paradigme déterministe
Ce paradigme repose sur deux postulats :
tout fait social ne s'explique que par des phénomènes qui lui sont antérieurs ou préexistants ;
ces phénomènes sont extérieurs à l'individu qui les intériorise et dont l'action est orientée.
On retrouve ici la perspective Durkheimienne (voir « Pour en savoir plus : des fondements à la sociologie contemporaine), celle d'un déterminisme classique : des contraintes sociales pèsent sur les gens et les poussent à agir dans un sens ou dans l'autre ; le sociologue s'attache à révéler ces contraintes.
« Qu'on prenne les uns après les autres tous les membres dont est composée la société, ce qui précède pourra être répété à propos de chacun d'eux. Voilà donc des manières d'agir, de penser, et de sentir qui présentent cette remarquable propriété qu'elles existent en-dehors des consciences individuelles. Non seulement ces types de conduites ou de pensée sont extérieurs à l'individu, mais ils sont doués d'une puissance impérative et coercitive en vertu de laquelle ils s'imposent à lui, qu'il le veuille ou non. » (Durkheim, 1973 [1895] )
Des paradigmes particuliers découlent de ce paradigme général :
Le paradigme fonctionnaliste
Le paradigme fonctionnaliste qui renverse l'explication : le sociologue part des finalités de l'action qui amènent son déroulement et se pose la question : à quelles exigences, quels besoins répondent les comportements ? Trois postulats sont à l'origine de ce paradigme :
dans la société, tout a un sens, une fonction ;
ce sens doit être rapporté au système général, appelé « structure » ;
chaque élément est indispensable.
On est face à une problématique causale qui avance l'analogie organiciste entre le corps humain et la société : comme dans le corps humain, dans le corps social, « chaque organe possède sa fonction et devient indispensable à la vie du système auquel il est intégré » .
Le paradigme structuro-fonctionnaliste
Le paradigme structuro-fonctionnaliste prétend mettre à jour les « charpentes » qui sous-tendent l'édifice social, conçu comme un vaste système structuré en sous- systèmes, eux-mêmes divisés en entités plus restreintes. C'est la perspective de Talcott Parsons (1902-1979), sociologue américain, dont l'ambition est d'élaborer une théorie générale explicative du social. Il se distingue des fonctionnalistes et des déterministes classiques. Il développe le concept d'action sociale selon lequel les actions individuelles n'obéissent pas seulement aux intentions personnelles de leurs auteurs mais peuvent être configurées par des correspondances s'intégrant dans des structures. Pour Parsons, il existe des sous-systèmes (social, culturel, psychologique...) en interdépendance, chacun ayant sa fonction – la médecine étant un de ces sous-systèmes (cf. section « Sociologie de la santé »). Le conflit peut exister mais est nécessairement « accidentel » ou relève d'un dysfonctionnement que le système social s'efforce de réintégrer et de digérer.
Le paradigme structuro-constructiviste
Le paradigme structuro-constructiviste correspond aux travaux de Pierre Bourdieu (1930-2002). L'originalité de la perspective bourdieusienne est d'introduire la possibilité d'autonomie relative pour les acteurs dans un structure sociale de classes (dominantes / dominés) visant la reproduction de l'ordre établi. L'acteur apparaît au sein de la structure sur laquelle il peut agir :
“L'action n'est pas la simple exécution d'une règle, l'obéissance à une règle. Les agents sociaux, dans les sociétés archaïques comme dans les nôtres, ne sont pas davantage des automates réglés comme des horloges, selon des lois mécaniques qui leur échappent. Dans les jeux les plus complexes, les échanges matrimoniaux par exemple, ou les pratiques rituelles, ils engagent les principes incorporés d'un habitus générateur.” (Bourdieu, 1972 : 174-179)
En Angleterre, Anthony Giddens (né en 1938) attribue davantage encore d'autonomie à l'acteur au sein de la structure sociale ; c'est la théorie de la structuration : tous les éléments de la vie sociale sont constitués à travers les pratiques des individus. Cela implique des individus compétents qui savent et comprennent ce qu'ils font, capables de parler de ce qu'ils font. C'est la réflexivité de l'acteur. La structure sociale est toujours là, mais en voie de structuration par les actions humaines : elle est à la fois condition et résultat des agents sociaux. Ce paradigme a un écho particulier en sociologie de la santé, notamment parce qu'il questionne l'aspect individuel des comportements [1] et leur rôle dans les déterminants sociaux de la santé [2] [3].
Le paradigme interactionniste
Ce paradigme repose sur les postulats suivants :
les actions des acteurs sont constitutives des faits sociaux ;
toute action est posée en fonction des actions des autres ;
le conflit occupe une place centrale : il est inhérent aux institutions et organisations, et aux rapports sociaux.
A l'origine de cette perspective actionniste, figure Max Weber (1855-1936) pour qui la sociologie doit tâcher de comprendre les actions des hommes, c'est-à-dire comprendre le sens que chaque acteur investit dans son action qui se construit dans l'intersubjectivité : l'action devient signifiante lorsque sont prises en considération les réactions des partenaires sociaux.
Notons ici quatre paradigmes particuliers :
L'approche stratégique de Michel Crozier (né en 1922) et Erhardt Friedberg (né en 1942) qui reconnaissent à tout acteur une liberté d'action. L'acteur n'est jamais contraint et peut développer une stratégie d'acteur. Le système social est ici analogue au jeu : le jeu des acteurs est imprévisible et les règles du jeu se modifient constamment.
L'approche dramaturgique de Erving Goffman (1922-1982) : pour Goffman, chacun agit et se comporte en fonction de l'interprétation qu'il se fait du comportement de l'autre. Les structures sociales doivent être comprises comme des micro-structures, c'est-à-dire les interactions. Goffman développe une critique forte du fonctionnalisme : il y existe toujours une possibilité d'improvisation et une marge de manœuvre dans les relations sociales. Il s'intéresse notamment aux aspects quotidiens de la vie (La mise en scène de la vie quotidienne en 1973) où il décrit le rituel de l'interaction sur le mode théâtral : l'acteur fait face à un public auprès duquel il doit tenir un rôle ; plusieurs rôles peuvent lui être attribués et il agira toujours en réciprocité aux partenaires acteurs. Goffman développe ainsi un discours sur l'identité et la structure du moi : l'identité personnelle est toujours menacée et exige des stratégies particulières.
La sociologie de l'action de Alain Touraine (né en 1925). La perspective tourainienne met à nouveau l'acteur au centre mais il revêt un autre statut ; elle repose sur plusieurs postulats : la règle n'est pas antérieure à l'action mais elle est créée voire contestée et modifiée par l'action ; l'ordre émane des conflits de pouvoir et des transformations culturelles : la sociologie de l'action étudie ainsi les mouvements sociaux ; l'acteur est entendu comme collectif d'individus et expression de classe sociale.
L'interactionnisme et la « théorie fondée » (grounded theory) d'Anselm Strauss. Cette approche met l'accent sur la négociation, l'ordre social n'étant pas figé mais en reconstitution permanente. L'interactionnisme de Strauss, en sociologie de la santé, a contribué à la considération de tous les acteurs du système de soins, dont le patient jusqu'alors évincé. En recherche, la « théorie fondée » s'oppose aux approches hypothético-déductives : les théories interprétatives de la réalités sociale ne sont envisageables que s'il l'on part du terrain, sans théorie a priori. C'est 'à partir de l'analyse du terrain observé qu'émergent des théories explicatives.
Ces paradigmes sont autant de regards posés sur la réalité sociale, accordant des importances variables à la structure sociale et aux individus dans l'explication du social. Si les paradigmes peuvent s'opposer, on comprend aussi qu'ils contribuent à complexifier les interprétations du social qui sont forcément multiples, jamais univoques.